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De loin, les ravages avaient semblé minimes, un pont de fer simplement effondré, brisé par endroits, de telle sorte qu’une partie formait une cascade qui se déversait dans le fleuve ; les sections médianes étaient pratiquement submergées, l’armature de béton brisée en deux. Près de la partie supérieure, les supports d’acier, tordus et courbés, les briques rouges éparpillées, les énormes fragments de pierre, le tout dans un fatras de câbles et de fils de fer, formaient un enchevêtrement compliqué. Un segment de ligne de chemin de fer se dressait au milieu du désordre, telle une échelle dans le ciel. Un moteur gisait de travers dans les décombres, des voitures entassées en zigzag, les compartiments arrière arrachés, le haut de l’un d’entre eux surgissant du fleuve. Culver ne tenait pas à regarder par les fenêtres brisées ; il avait vu suffisamment de morts en un jour sans chercher à en voir davantage. Il soupçonnait le conducteur du train d’avoir désespérément tenté d’atteindre la gare de Charing Cross, dans l’espoir que lui et ses passagers pourraient trouver un refuge de dernière minute. Le train avait-il été ralenti sur le pont quand les sirènes avaient retenti ou se trouvait-il beaucoup plus loin, au sud de la ville ? Il imaginait la traversée précipitée du fleuve, les passagers glacés par le rugissement des sirènes, impuissants, leur sécurité dépendant du conducteur. Les eaux boueuses d’un gris brunâtre en contrebas, la vue panoramique sur Londres, Big Ben et les Maisons du Parlement à gauche, Saint-Paul, tout au loin, à droite, sites renommés d’une ville historique qui allait bientôt cesser d’exister. Qu’avaient-ils dû ressentir en ces derniers instants ? Une colère froide devant leur impuissance à se prendre en charge, à courir, à se cacher, à se trouver parmi les êtres chers ? Ou bien une panique totale qui voilait toute pensée, paralysait les sens ? La pensée atroce de cette attente stérile était révoltante. Le vide soudain quand les sirènes s’étaient tues, la terreur des passagers, le crissement des roues de métal qui ne parvenait pas à combler le silence du néant. L’éclair incandescent qui leur aurait brûlé les yeux s’ils l’avaient fixé. Le tonnerre qui s’ensuivit.
Culver frissonna. C’était comme si l’âme des morts lui révélait leur histoire ; l’horreur émanait encore de cet enchevêtrement de tôles déchirées, les dernières pensées des agonisants semblaient rassemblées là comme si elles attendaient que des esprits réceptifs les absorbent. Il secoua la tête pour que ce geste physique chasse cette pensée.
— Je connais cet endroit, dit Kate. Les laissés-pour-compte dormaient sous ce pont. Chaque soir, le camion de la soupe populaire passait par là. Mais je n’ai jamais remarqué de complexe.
Dealey s’exprimait avec satisfaction.
— Personne n’était censé le savoir. Ces enceintes sont... étaient... parfaitement anonymes et anodines. Les vagabonds s’enveloppaient dans du carton et dormaient contre les murs mêmes du complexe. C’était le camouflage parfait. Le pont, au-dessus, représentait à leurs yeux la protection idéale en cas d’explosion nucléaire.
— On dirait que quelqu’un a encore gaffé, fit Ellison avec une pointe d’amertume. Y a-t-il un moyen d’accès ?
— Regardez vous-même. L’entrée est enterrée sous des centaines de tonnes de décombres ; répliqua Dealey.
— Mais il y a d’autres endroits, s’exclama Culver, de nouveau sur le qui-vive. Vous m’avez dit qu’il y avait d’autres entrées.
— C’était la plus évidente, celle que j’envisageais d’utiliser. C’était la plus protégée. Les autres se trouvent à l’intérieur des bâtiments officiels et sans doute sont-elles enfouies dans les ruines comme celle-ci.
— Ils ont dû se rendre compte de ce qui arrivait, dit Fairbank. Il est impossible qu’il n’y ait pas d’issue de secours.
— Les autres sorties sont, pour la plupart, en dehors de ce qui était considéré comme des zones dangereuses.
— Attendez une minute, fit Culver, en fronçant les sourcils. Hier vous m’avez dit qu’il y avait d’autres possibilités d’accès le long de l’Embankment.
— Oui, oui, c’est vrai. Mais je ne suis pas sûr que nous puissions y entrer, même s’ils ne sont pas recouverts de débris.
— Ne pouvons-nous pas simplement frapper ? demanda Fairbank, grimaçant un sourire.
— Vous ne comprenez pas. Ces accès sont réservés pour les inspections de maintenance et ne sont que des puits et des tunnels étroits.
— Nous ne sommes pas difficiles.
— Je ne suis pas certain que nous trouvions une voie d’accès au complexe principal.
— Ça vaut le coup d’essayer, dit Culver.
— Comment diable allons-nous traverser tout ça ? demanda Ellison, désignant une masse de décombres devant eux et, plus loin, la gare de Charing Cross, entièrement détruite. Je n’ai pas le courage de contourner tout ça, il me semble que j’ai des côtes fracturées.
— Nous allons passer par là, dit Culver. C’est peut-être dangereux, mais plus court. Kate, vous vous en sentez le courage ?
— Ça ira, fit-elle, avec un sourire nerveux. C’est étrange, mais ici, je me sens exposée au danger.
— C’est normal après être restée si longtemps sous terre.
— Hier, c’était différent. Je me sentais libre, libérée, heureuse d’avoir quitté l’abri. Depuis ce matin, cependant, depuis que nous avons été attaqués...
Elle ne prit pas la peine de terminer sa phrase, mais ils savaient tous ce qu’elle voulait dire ; ils partageaient ses sentiments.
Culver la prit par la main et la guida vers le pont en ruine. Les autres suivirent et commencèrent leur ascension. Fairbank aidait Ellison dans les passages difficiles.
— Écartez-vous de tout ce qui est instable, les avertit Culver. Toute cette ferraille ne semble pas très solide.
Il régnait partout une odeur d’essence et de métal rouillé, mais c’était un soulagement après ce qu’ils avaient enduré durant la journée. Culver choisit la route la plus facile. L’escalade fut pénible à cause de la chaleur moite. Ils arrivèrent bientôt à une sorte de plate-forme, qui surplombait la route qu’ils venaient de laisser. Culver s’arrêta ; Kate put se reposer quelques instants, le temps que les autres les rattrapent.
En contrebas, la vaste chaussée qui longeait la légère courbe de la Tamise était encombrée de voitures calcinées, immobilisées. Une autre route, aussi large, tournait à droite vers Trafalgar Square. Malgré la brume, qui maintenant n’était plus aussi intense, on ne distinguait pas la colonne de Nelson. Le quai Victoria, parallèle à la Tamise, était relativement peu encombré de débris (en dehors des véhicules), car les bureaux, côté nord, étaient en retrait de l’artère principale dont ils étaient séparés par des jardins et des pelouses. Comme ils s’y attendaient, les bâtiments n’étaient plus que des ruines pulvérisées : l’ancien ministère de la Guerre, les ministères de la Défense et de la Technologie, tout avait disparu. Ils auraient dû apercevoir l’Amirauté, au début de The Mall, puisque rien n’entravait la vue, mais, bien entendu, le bâtiment avait également disparu. Il se demanda, l’espace d’un instant, si toutes les œuvres d’art de la National Gallery, qui se trouvait à l’autre extrémité de Trafalgar Square, avaient été détruites sous ce déluge. Mais quelle importance pouvaient-elles bien avoir maintenant ? Le temps allait manquer, dans les années à venir, pour apprécier autre chose que ce qui n’a pas une valeur purement matérielle. Comme il s’en doutait, les Maisons du Parlement et l’abbaye de Westminster, au bout de la rue qui s’étendait devant lui, avaient été totalement détruites. Curieusement, la section inférieure de la tour qui abritait Big Ben était encore debout mais étêtée à une trentaine de mètres ; la partie supérieure, contenant le cadran, surgissait du fleuve, telle une île rocheuse. Et là, de nouveau bizarrement, seule l’extrémité sud du pont de Westminster s’était effondrée. Elle enjambait le fleuve avec un air de défi, sans toutefois parvenir à l’autre rive.
Les rayons farouches du soleil aspiraient l’humidité de la Tamise de telle sorte qu’on avait l’impression que l’eau était en ébullition. Il lui sembla que c’étaient là les entrailles de la ville déchirée, exposées à la lumière et encore fumantes tandis que toute vie s’éteignait peu à peu. Des mâts d’anciens bateaux coulés, ceux que l’on avait transformés en bars et restaurants, surgissaient de la brume. Des bateaux de plaisance, calcinés ainsi que leurs passagers, voguaient, nonchalants, au gré du courant, longs bûchers funéraires des temps modernes. Une énorme muraille, encore intacte, bordait la rive, et la ligne de flottaison était haute au point que le clapotis venait mourir sur les petites berges situées près du pont brisé. La majeure partie des jardins, de l’autre côté de la route, depuis le mur de l’Embankment, était recouverte de blocs d’immeubles commerciaux effondrés, mais çà et là, un arbre perçait les décombres, protégé de l’impact de la tempête par les immeubles écroulés tout autour ; les feuilles, sous l’assaut constant de la pluie, n’étaient pas couvertes de poussière et s’épanouissaient dans l’humidité. Les yeux de Culver se voilèrent devant ce spectacle.
Quelqu’un lui donna une tape sur le bras. Dealey désigna le lointain.
— Regardez, on le voit dans la courbe.
— Quoi ? Ce que je cherche ?
— Vous ne le voyez pas ? Une petite forme rectangulaire sur le trottoir, tout près de la muraille qui borde le fleuve.
Culver plissa les yeux.
— Ça y est, je l’ai. On dirait un minuscule blockhaus. C’est ça ?
— Oui. On va peut-être pouvoir accéder à l’abri.
Culver secoua la tête. Tous ces spectacles quotidiens, ignorés, qui n’avaient inspiré aucune curiosité, alors qu’ils faisaient partie du grand secret. Il se rappelait s’être posé des questions quand il était tombé sur d’étranges puits de ventilation autour de la ville, mais il avait toujours pensé qu’ils faisaient partie du système ferroviaire ou des parkings souterrains. Ce n’est que maintenant qu’ils revêtaient à ses yeux une signification particulière - comme la palissade au-dessus du central téléphonique de Kingsway et celle sur laquelle ils se tenaient, écrasée sous le pont de Hungerford. Sans doute l’art de la dissimulation consistait-il à rendre un lieu banal et insignifiant.
— Allons-y, dit-il.
Refrénant leur empressement, ils descendirent à quatre pattes au milieu des ruines. La marche fut plus facile une fois qu’ils furent parvenus tout en bas ; seuls des restes humains, charognes infestées de bestioles grouillantes, entravaient leur progression. Ils ne s’étaient toujours pas habitués aux légions d’insectes, mais heureusement ceux-ci étaient concentrés sur des chairs moins résistantes.
Ils passaient devant une longue grille sur le trottoir, lorsque Fairbank leur fit signe de s’arrêter. Il s’agenouilla et jeta un regard à travers les barres de fer.
— Écoutez ! dit-il.
Les autres s’accroupirent à ses côtés et remarquèrent d’épaisses canalisations horizontales, à environ un mètre sous terre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Kate, légèrement essoufflée.
— Des tuyaux de ventilation, des conduits contenant des câbles, des cordages, lui répondit Dealey. Le complexe est juste en dessous.
Fairbank leur commanda le silence à nouveau.
— Écoutez !
Retenant leur souffle, ils tendirent l’oreille.
C’était faible mais clair. Un bourdonnement.
— Des générateurs ! s’exclama Ellison fébrilement.
Ils échangèrent un regard, une lueur dans les yeux.
— Mon Dieu, ils fonctionnent, s’écria Fairbank d’un air triomphant. Il y a des gens là-dedans !
Lui et Ellison poussèrent des cris d’allégresse.
— Je vous l’avais dit, fit Dealey, surpris de cette explosion de joie, mais néanmoins souriant. Je vous avais dit que c’était le quartier général gouvernemental. Ne vous l’avais-je pas dit ?
— C’est vrai, fit Kate en riant.
— Attendez ! dit Culver, levant la main. Est-ce un effet de mon imagination ou le bruit s’intensifie-t-il ?
Le groupe écouta plus attentivement. Fairbank colla son oreille contre la grille.
— J’ai l’impression que c’est pareil, dit-il quelques secondes plus tard.
Il se retourna et leva les yeux vers Culver.
Mais Culver observait le ciel.
Les autres le remarquèrent et suivirent son regard.
Le bourdonnement se transforma en un vrombissement ; c’était un son différent de celui d’en bas et le vrombissement s’intensifia.
— Là ! s’écria Culver, désignant le ciel.
Ils aperçurent l’avion immédiatement, tache sombre dans le ciel brumeux, qui volait bas, en provenance de l’ouest. Lentement, comme si un mouvement brusque allait estomper l’image, ils se levèrent, ébahis, le visage levé au ciel. Personne n’osait parler.
Ce fut Dealey qui rompit le silence, mais seulement dans un murmure.
— Il suit le fleuve.
L’avion approchait. Culver vit que c’était un petit appareil léger.
— Un Beaver, dit-il presque pour lui-même.
Les autres le regardèrent intrigués, puis tournèrent rapidement les yeux dans l’autre direction.
— Un avion d’observation de l’armée de l’air, continua Culver. Bon sang, il est en reconnaissance, c’est sûr !
Le minuscule avion était presque au-dessus de leurs têtes. Fairbank et Ellison se mirent à crier en même temps et firent de grands signes pour attirer l’attention du pilote. Les autres se joignirent instantanément à eux ; ils faisaient des bonds, longeaient en courant la berge pour tenter vainement de ne pas se laisser distancer par l’appareil, criaient de toutes leurs forces, agitaient les bras dans l’espoir forcené de se faire remarquer.
— Est-ce qu’il nous voit ? Est-ce qu’il nous voit ? hurlait Kate, agrippée au bras de Culver. Oh, mon Dieu, faites qu’il nous voie !
Puis il disparut, emportant leur courage avec lui. Ils le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’un point dans le ciel.
Fairbank :
— Merde, merde, merde !
Ellison :
— Impossible qu’il ne nous ait pas vus !
Dealey :
— Il ne nous a peut-être pas repérés dans la brume.
Culver :
— C’est plus clair ici :
Kate éclata en sanglots.
Culver lui passa un bras autour des épaules et l’étreignit.
— Peu importe qu’il nous ait vus ou pas. Nous sommes sauvés maintenant. Une fois que nous serons à l’intérieur de l’abri, nous serons en sécurité. Il y a tout un réseau de tunnels là-dedans qui permet de sortir de Londres.
— Je sais, Steve. Mais c’est que juste un instant, nous avons failli avoir un contact avec... avec... (Elle avait du mal à choisir le mot juste.) Je ne sais pas... avec la civilisation, si vous voulez. Quelque chose au-delà de tout ça, fit-elle en désignant les ruines.
— Nous aurons un vrai contact très vite, je vous le promets.
— Vous pensez que l’avion reviendra ?
— Qui sait ? Le pilote peut suivre une autre route ; il va vouloir certainement couvrir la plus grande distance possible.
Elle acquiesça et se passa la main sur le nez.
— J’ai vraiment choisi le jour pour pleurer.
— Vous en avez trop supporté, lui dit-il avec un sourire. Encore un peu de patience.
Ils retournèrent vers la grille encastrée dans le trottoir et la dépassèrent ; le faible bourdonnement qui émanait de ses profondeurs ne les intéressait plus.
Arrivés près du bloc de pierre grise, ils examinèrent sa surface rugueuse, en firent le tour, d’abord stupéfaits et très vite inquiets.
— Magnifique, dit Fairbank, s’essuyant la sueur dans la nuque. Pas d’ouverture. Comment diable y accède-t-on, Dealey ?
L’objet, étrange monolithe sombre, restait impassible, apparemment imprenable. Avec au moins quatre pieds de long et un mètre cinquante de large, il ressemblait à une énorme pierre tombale. Ou à un autel sacrificatoire, se dit Kate.
— Il y a une ouverture au sommet, annonça simplement Dealey.
Les autres se regardèrent. Fairbank arbora un sourire sinistre. La pierre, qui obstruait l’entrée, avait deux mètres de haut. Le technicien fut au sommet avant que quiconque ait eu le temps de bouger.
— Il a raison, s’écria Fairbank. Une partie n’est pas couverte. C’est rusé, on ne peut pas s’en rendre compte. Et il y a une porte. (Il dégagea la hache qu’il portait à la ceinture.) On dirait qu’elle est fermée à clé, mais je crois que je vais pouvoir l’ouvrir. (Ses dents blanches sur son visage noirci accentuèrent l’expression sinistre de son sourire tandis qu’il les observait de son perchoir.) Vous avez envie de me rejoindre ?
Culver resta en bas pour aider les autres, Fairbank les tira d’en haut. Il les rejoignit et jeta un regard dans le trou.
— Qu’est-ce que c’est, Dealey ? Cela n’a pas pu être construit récemment.
— Non, fit Kate. Ça fait des années que je passe par là et je ne me suis jamais appesantie là-dessus, je ne me suis d’ailleurs jamais posé la question de savoir à quoi cela servait.
— C’était un abri antiaérien pendant la guerre, leur dit Dealey. (Il chassa une mouche qui bourdonnait et s’essuya le visage avec un mouchoir.) Du moins conduisait-il à un abri antiaérien. J’ai expliqué à Culver hier qu’on avait construit d’autres salles souterraines, en dehors de celles construites à l’origine, il y a longtemps, très longtemps.
— Eh bien, si on allait voir, fit Ellison avec impatience. Pour l’amour de Dieu, entrons.
— D’accord, acquiesça Fairbank. (Il se glissa par la brèche et examina la serrure.) Vous n’avez pas de clé ? demanda-t-il à Dealey, qui secoua négativement la tête.
— Pas pour ici, fit-il.
— Bon, pour aujourd’hui, cela ne devrait pas poser de problème, dit-il en faisant tournoyer sa hache.
Il ne lui fallut pas plus de quatre coups pour ouvrir la porte. Elle pivota vers l’intérieur et une froideur glaciale jaillit, tel un fantôme qui s’en échappait.
Culver frissonna. La froide humidité n’était pas simplement une bouffée d’air. Il en émanait un sinistre présage.